Une réflexion de Benoit

Un menuisier atteint l’âge de la retraite. Il informe alors son employeur
de son intention de quitter le monde de la construction afin de passer le
reste de sa vie paisiblement avec son épouse.

Son employeur fut très déçu de devoir laisser partir un si bon travailleur
et lui demanda comme faveur personnelle de construire juste une toute
dernière maison. Le menuisier accepta.

Mais cette fois-ci il était facile de voir que son cœur n’était pas à
l’ouvrage. Il accomplit un travail médiocre et utilisa des matériaux de
qualité inférieure.
Quand le menuisier eut terminé la maison, son employeur arriva et en fit
l’inspection puis il présenta la clé de cette maison au menuisier en disant
:

« Cette maison est la tienne, c’est mon cadeau pour toi ». Le menuisier
était si triste, quelle honte. Si seulement il avait su qu’il construisait
sa propre maison, il aurait fait tout différemment.

Il en est de même pour nous dans notre vie. Nous la construisons,
malheureusement trop souvent avec négligence et insouciance. Un moment
donné, avec étonnement, nous réalisons que nous devons vivre dans la maison
que l’on s’est construite.

S’il nous était possible de recommencer, nous aurions fait différemment
nous aussi, mais nous ne pouvons faire de retour en arrière. Nous sommes
les artisans de cette maison qu’est notre vie.

Chaque jour nous enfonçons un clou, plaçons une planche, érigeons un mur.
La vie est un projet de tous les instants…

C’est par notre attitude et nos choix d’aujourd’hui que nous construisons
la maison que nous allons habiter demain et pour le reste de notre vie…

Alors pourquoi ne pas la construire avec sagesse ?

Un peu d’explication sur Rosenzweig

source

La pensée de Rosenzweig permet d’appréhender l’existence humaine selon trois catégories empruntées au judaïsme et au christianisme : la Création, la Révélation et la Rédemption. Chacune de ces catégories correspond, en première approche, à l’une des trois dimensions du temps : la Création correspond au passé comme présence de ce qui est déjà là (le monde) ; la Révélation correspond au présent comme fulguration instantanée (rencontre instantanée, en régime d’événement, entre l’homme et Dieu) ; la Rédemption, enfin, correspond au futur comme ce qui n’est pas encore là.

Mais ces trois catégories prennent chez Rosenzweig un sens bien particulier : chacune d’elle est l’articulation de deux des trois éléments : Dieu, Monde et Homme. Les trois articulations forment ainsi l’entrecroisement de deux triangles superposés pour former une étoile ; les sommets du premier triangle étant occupés par Dieu, le Monde et l’homme, les sommets du second par la Création, la Révélation et la Rédemption.

Cette étoile, si elle relate les grandes modalités temporelles et spirituelles de l’existence humaine, ne forme pas un système clos sur lui-même : Rosenzweig conteste en effet à la philosophie, et plus particulièrement à la philosophie de l’histoire de Hegel, la possibilité de résorber en elle le scandale absolu de la mort dans une compréhension du temps historique comme achèvement de l’effectuation de l’Esprit dans l’histoire. La pensée de Rosenzweig surgit dans le contexte de la première guerre mondiale, et Rosenzweig prend acte de l’avènement de l’horreur à un degré qui n’avait encore jamais été atteint dans l’histoire. L’angoisse de la mort sera l’expérience cruciale qui rend impossible la thèse d’une rationalité s’incarnant toujours plus dans le réel.

Dans L’Etoile de la Rédemption, Rosenzweig refuse donc de concevoir le temps comme accomplissement d’une théodicée, comme continuité et comme devenir parfaitement intelligible de l’esprit.

Rosenzweig remplace la théodicée hegelienne par une compréhension « religieuse » de l’existence, en tant que sont mises en relation, sont reliées, les trois notions élémentaires Dieu, Monde et Homme : l’homme fait l’expérience :

 de la Création, c’est-à-dire de la rencontre entre Dieu et le monde qu’il crée

 de la Révélation, c’est-à-dire de la rencontre entre Dieu et l’homme, et l’homme se découvre aimé de Dieu.

 De la Rédemption, c’est-à-dire de la rencontre à venir (cet « à venir » ne devant pas être compris comme « temps derniers », comme nous le verrons) entre l’homme et le monde sur le mode pacifié de la réconciliation.

C’est en ce sens que Rosenzweig privilégie le judaïsme et le christianisme, compris d’abord comme religions positives, historiques, puis et surtout comme ritualités liturgiques et cycliques (les liturgies devant révéler, lorsqu’on les analyse précisément, l’ « essence » de chacune de ces deux religions), enfin comme catégories de l’être, c’est-à-dire de l’Absolu. Cela revient à dire que la vérité philosophique conjugue en elle le judaïsme et le christianisme, distincts l’un de l’autre, mais complémentaires. Rosenzweig disqualifie alors le temps historique de l’histoire universelle, et préconise d’entrer dans un temps cyclique, méta-historique, pour accéder à l’éternité et lutter contre la pure et simple disparition, quasi fatale selon Hegel, à laquelle sont voués inexorablement les différents peuples de l’histoire.

Cahiers de la nuit surveillé

Je me souviens d’un cahiers à propos de Levinas et de Rosenzweig. C’est absolument à retrouver.

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Franz ROSENZWEIG: «À propos du caractère national juif», in: Cahiers de la nuit surveillée, 1982, n°1, p.183-186. [Fre]

Franz ROSENZWEIG: «La Pensée nouvelle», in: Cahiers de la nuit surveillée, 1982, n°1, p.39-64. [Fre]

Franz ROSENZWEIG: «Un hommage», in: Cahiers de la nuit surveillée, 1982, n°1, p.181-182. [Fre]

Entretien avec Olivier Clément

http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=439

Orthodoxie : le mystère de la personne

En ces temps où le mot « spiritualité » vacille un peu dans tous les sens, tous ceux qui cherchent un retour aux sources pour enraciner leur pratique se sentiront littéralement transfusés en lisant ou en écoutant Olivier Clément.

Attaché à la rencontre en profondeur de l’Orient et de l’Occident chrétiens, ainsi que du christianisme et de la modernité, ce penseur parle de la réconciliation entre l’intelligence et le cœur et de la transfiguration de la chair et du cosmos, avec une ardeur contagieuse.

Un livre peut changer la vie d’un homme. Ce fut le cas pour Olivier Clément qui, au cours de sa jeunesse, découvrit par hasard l’œuvre du philosophe russe Nicolas Berdiaev. À la suite de cette lecture, alors qu’il était athée et hanté par l’idée du suicide, Clément devint chrétien orthodoxe. Il raconte cette métamorphose avec une simplicité et une sincérité bouleversantes dans son autobiographie spirituelle intitulée L’Autre Soleil (éd. Stock, 1986)

Nous avons voulu le rencontrer, après une série de conférences remarquables données à la communauté de Saint Gervais, à Paris, d’où se dégageait notamment une question : qu’est ce qu’une personne humaine ?

Nouvelles Clés : Résoudre le mystère de la personne semble parfois trop ambitieux pour l’humanité, bien que chacun en ait des intuitions. Le retour de notions anciennes, comme celle de réincarnation, vous apparaît-il comme une illusion d’optique ?

Olivier Clément : Il n’y a qu’une vie. Mais comme nous ne sommes séparés de personne, nous pouvons avoir un lien privilégié avec tel ou tel défunt avec qui nous sommes « un ». Alors, nous pouvons nous « rappeler » ce qui est arrivé à cette personne. « Ce n’est pas à moi et c’est à moi que c’est arrivé puisque nous sommes en communion. » Je connais un moine du mont Athos dont le père spirituel est Saint Isaac le Syrien, qui vivait poutant au viie siècle.

N. C. : Et avec qui il se sent en résonance forte ?

O. C. : Absolument. On en voit un exemple dans Les Récits du pèlerin russe. Après la mort de son starets, le héros continue à communiquer avec lui. Une nuit, alors qu’il est tourmenté par une question, le starets lui apparaît en songe. Il lui dit : « Ouvre ta Philocalie » et, toujours dans le rêve, il marque un passage en marge avec un charbon. Quand le héros se réveille, la Philocalie est là, ouverte, avec la trace du charbon en marge. Et pourquoi pas ? Je crois que nous sommes reliés aux morts par une lignée spirituelle ou charnelle que nous portons en nous : nos ancêtres, nos pères spirituels. Ce n’est pas exactement une réincarnation. Il y a résurrection et possibilité d’une communion et d’une mémoire, mais d’une mémoire vivante avec tel ou tel être du passé qui m’est proche et que je porte d’une certaine façon en moi. Je pense qu’à l’origine, même en Inde, le mot réincarnation ne voulait pas dire ce qu’il signifie maintenant. Pour une raison simple : dans l’Inde ancienne, on estimait que la condition humaine assumait toute la réalité cosmique sensible et que par conséquent on ne risquait pas de se réincarner dans un crapaud ou dans une étoile, puisque l’homme est déjà crapaud et étoile. Donc l’Inde ancienne pensait que le Soi pouvait, après la mort, pour un homme n’ayant pas atteint l’absolu, glisser dans d’autres états de l’existence universelle. Des états démoniaques ou angéliques, pouvant se refléter sur la terre dans telle ou telle créature hideuse ou sublime. De là, il y a eu déformation et matérialisation de cette notion de réincarnation. Au lieu de penser que l’âme de ce mort est entrée dans ce domaine de l’existence universelle qui est un domaine angélique et qui se symbolise par exemple dans la beauté du col d’un cygne, on dira qu’il est devenu un cygne. Je crois qu’il y a eu ce glissement de sens.

N. C. : Pourtant il est parfois dit que certains anciens chrétiens enseignaient la réincarnation ?

O. C. : Non, il enseignaient la métempsycose, le fait que l’âme passe après la mort par des états spirituels multiples. Ce qui rejoint la vision de l’Inde ancienne. Pour plusieurs Pères de l’Église, c’est très net : il y a un exode de l’âme à travers des états angéliques ou infernaux. On trouve à ce propos des histoires très jolies, un peu ridicules dans leur expression mais significatives. Elles racontent que chaque fois que l’on passe d’un état à un autre dans l’invisible, on rencontre une frontière gardée par des douaniers-démons, qui se jettent sur la malheureuse âme et lui arrachent tout ce qui les concerne. On pourrait croire qu’ils vont l’anéantir, en fait ils la purifient. Elle continue donc son chemin. Elle traverse des lignes de douanes et finalement, totalement purifiée, elle peut entrer dans la lumière éternelle.

N. C. : Ce sont les thèmes du Livre des morts tibétain ou de la légende de Guésar de Ling !

O. C. : Nous avons besoin de toutes ces expressions. Nous devons regarder tout cela. La vérité est inclusive et non pas exclusive. Le théologien Boulgakov disait : « Quand on parle des religions, il y a un pan-christianisme. » Il faut l’élargir pour qu’il devienne « pan » ! Je crois que les conceptions romaines sur la condition de l’âme après la mort ont tout gâché, avec cette idée que, automatiquement et sans qu’on n’y puisse plus rien, l’âme entre dans la vision béatifique, ou glisse en enfer, ou encore va au purgatoire.

N. C. : Le Cheikh Ben Tounès nous disait récemment sur la pluralité : « Aujourd’hui, on découvre la nécessaire bio-diversité et la diversité culturelle nous est toujours apparue comme une richesse. Pourquoi la diversité des approches métaphysiques ne serait-elle pas une richesse, elle aussi ? »

O. C. : Tout à fait d’accord. Il faut commencer par les écouter pour les connaître et non pas les rejeter d’un revers de main.

N. C. : À ce propos, qu’en est-il du dialogue inter-religieux pour les orthodoxes ?

O. C. : Ce dialogue avait été bien engagé en Russie avant la révolution. L’archimandrite Spiridon, extraordinaire personnage dont on a traduit les Missions en Sibérie, disait qu’il estimait tellement les sages bouddhistes qu’il n’osait même pas leur parler de baptême !

N. C. : Cette ouverture s’adressait-elle aussi aux traditions primordiales, aux chamans qui parlent des rapports de l’homme avec le cosmos ?

O. C. : Le père Serge Boulgakov, peut-être le plus grand théologien orthodoxe du XXe siècle, tenait à ce sujet des propos admirables. Théoricien marxiste avant la révolution, converti, ordonné prêtre, chassé par Lénine en 1922, il a créé l’Institut Saint-Serge à Paris, où il est mort en 1944. Selon sa doctrine, appelée sophiologie, toute la terre cherche à s’exprimer, à rencontrer la sagesse divine. Serge Boulgakov ajoute qu’il faut réintégrer les vieux mythes et symboles païens dans le christianisme. Pour moi, c’est tout à fait essentiel.

N. C. : Voyez-vous cela comme une invitation à des retrouvailles ?

O. C. : Nous portons en nous les fondements archaïques de la vie, le sens cosmique du spirituel. À cette nuance près que cela ne s’organise pas dans un but fusionnel, mais communionel. Cela devient une poétique de la communion des personnes et de la communion avec le Dieu vivant, lequel doit être pensé en termes négatifs : Il est au-delà de tout ce que nous pouvons dire.

N. C. : Et qu’en est-il du dialogue inter-religieux actuel ?

O. C. : Un dialogue méritant notre attention se produit avec l’Islam à Antioche, au Liban et en Syrie, où l’on essaye de traduire les catégories chrétiennes dans le langage du Coran.

Ceci dit, actuellement l’Église orthodoxe est bloquée et il est certain que les milieux intégristes ne sont pas très tentés par le dialogue inter-religieux. En Californie, un Américain devenu orthodoxe fanatique, Séraphim Rose, écrit des livres incendiaires où il traite les bouddhistes, les hindouistes et tout ce qui n’est pas l’orthodoxie selon Séraphim Rose, de démons et de damnés. Ce genre de discours ne va pas très loin !

N. C. : L’intégrisme affecte-t-il toute l’Église orthodoxe ?

O. C. : Ce sont des Églises divisées. En Russie, la discorde cristallise autour du problème de la langue liturgique, le slavon, une langue très belle, créée à la fin du premier millénaire par les missionnaires byzantins. Elle a joué un rôle matriciel pour le russe, mais les gens ne la comprennent plus. Les réformateurs voudraient simplement des changements liturgiques simples : russifier discrètement le slavon, faire participer le peuple à la célébration, alléger l’iconostase, cette cloison couverte d’icônes qui sépare la nef du sanctuaire. Ils garderaient les textes traditionnels, cette si belle liturgie, et ces pratiques para-liturgiques souvent extrêmement touchantes, comme la bénédiction des aliments. Mais on essayerait de rendre tout cela plus intelligible.

De l’autre côté fleurit l’intégrisme, en progression pour des raisons complexes. Les conservateurs et les intégristes ont actuellement l’air de l’emporter. Le patriarcat va dans ce sens. Tous les gens qui travaillaient pour une rénovation de la liturgie et de la pensée ont été excommuniés à tour de bras ces dernières années. À Ekaterinbourg au mois de mai dernier, des livres des meilleurs théologiens orthodoxes du XXe siècle ont été brûlés sur l’ordre d’un jeune évêque qui les jugeait beaucoup trop modernes !

N. C. : Pourquoi cette radicalisation ?

O. C. : Elle vient en partie du fait que l’Occident s’est montré très décevant. Après la perestroïka, la sous-culture américaine est arrivée, avec les fast-food, puis le sexe, le fric, la drogue, les sectes. Cela a provoqué une réaction de rejet et de repli chez certains, avec la nostalgie d’une Église d’État et, dans une certaine extrême-droite née du communisme, d’une Église aussi antisémite que nationaliste. De la part d’un bon nombre de gens d’Église, on devine l’espoir que l’État les protégera s’ils prennent le pouvoir avec lui.

N. C. : Comment tout cela finira-t-il ?

O. C. : À long terme, je suis optimiste, bien que seulement cinquante cinq pour cent des Russes se disent baptisés. Beaucoup l’ont fait au moment de la perestroïka et se sont perdus ensuite dans la nature. Les pratiquants représentent aujourd’hui un et demi pour cent de la population.

N. C. : Ce fut donc un feu de paille ?

O. C. : N’oublions pas que dans le monde orthodoxe, un lien très étroit relie l’Église et la nation, que l’Église a bénie, fortifiée, soutenue, notamment sous le régime tsariste ou dans les pays soumis par l’Empire ottoman. Et l’on ressent dans tout l’ancien bloc de l’Est un besoin de retrouver une continuité nationale, une mémoire et un sentiment d’appartenance, plus encore qu’une foi personnelle. Cela n’a pas donné beaucoup de nouveaux fidèles. Il n’y avait d’ailleurs personne pour les accueillir et les catéchiser. Comme le conservatisme a actuellement le vent en poupe, énormément de jeunes et d’intellectuels ouverts, intelligents, profonds n’ont pas la possibilité de s’exprimer pleinement dans l’Église. Ils le font en marge. Avec eux, toute une grande pensée orthodoxe se reconstitue, mais avant qu’ils puissent entrer dans l’Église et modifier sa politique globale, il faudra beaucoup de temps. Dans l’immédiat, je pense qu’ils vont subir beaucoup d’épreuves. Les temps sont très durs.

N. C. : Un grand concile réformateur comme Vatican II est-il envisageable pour l’Église d’Orient ?

O. C. : Actuellement non. Les tentatives d’adaptation à une certaine modernité ont avorté au début du siècle. Un concile s’était préparé en 1905 en Russie, mais l’empereur Nicolas II, beaucoup trop timide et timoré, n’osa pas le convoquer officiellement. Il se réunit à Moscou en 1917 et 1918, entre la chute du régime tsariste et l’établissement de la dictature communiste.

Il ébaucha toute une réforme intérieure de l’Église, proposant en particulier une plus grande responsabilité des laïques dans la vie paroissiale et l’élection des évêques par le clergé et le peuple, l’évêque étant bien sûr consacré ensuite par ses pairs. Ainsi Benjamin de Petrograd, élu par le peuple au cours de la révolution, fut métropolite jusqu’à ce que Lénine le fasse fusiller en 1922. De même, il y eut des tentatives intéressantes à Constantinople. Puis tout fut écrasé par la politique, la révolution Russe bien sûr, mais aussi la révolution turque qui chassa les Grecs habitant l’Asie Mineure. Le patriarcat fut extrêmement affaibli et ne put pousser à bout ces velléités de réforme. Au contraire, une espèce de crispation intégriste s’installa. En Russie, puis dans les autres pays communistes, il fallait faire face aux persécutions. Pour cela, aujourd’hui on se replie, on se crispe sur ce que l’on a, on y tient. Les évêques les plus remarquables furent déportés et tués. Ceux qui ont été mis en place dans les dernières décennies – au temps de la stagnation – sont toujours aussi stagnants, mais ils tiennent le pouvoir. Réunir un concile aujourd’hui ne serait donc pas forcément une bonne chose. Il faut attendre que de jeunes générations se manifestent dans ces pays et que toute une pensée se reconstitue. Je crois que ce sera le cas. Il faut beaucoup de patience.

N. C. : Sur le fond, on sait que Rome a davantage bâti sa symbolique autour du Vendredi saint et Byzance autour du dimanche de Pâques. Que pensez- vous de cette différence ?

O. C. : L’Occident me paraît avoir été très influencé par la théologie de la Rédemption, développée par Anselme de Canterbury au xie siècle. Il considérait que le péché originel était une offense d’une portée infinie puisqu’elle était faite à Dieu. Il fallait donc les souffrances d’un Dieu incarné pour la réparer. Ces idées ont conduit l’Occident à développer tout un culte des mérites et des souffrances du Christ, qui auraient changé les humeurs du Père et nous L’auraient rendu à nouveau favorable. L’Orient n’a jamais défendu cette thèse. Il a gardé, notamment dans sa liturgie et chez les Pères de l’Église (ceux de l’Église de Rome ne sont pas différents à cet égard), cette vision très simple selon laquelle réparer le péché reste secondaire. Il s’agit pour Dieu de réaliser son plan, qui est de déifier l’homme. Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu. L’Orient n’ignore pas le mystère de la croix, à savoir que Dieu incarné descend dans l’abîme du mal et de l’enfer pour tout remplir de sa lumière. Mais c’est cette lumière qui constitue l’essentiel. Aujourd’hui en Occident, la conception d’Anselme est abandonnée. La sensibilité populaire est cependant restée profondément marquée par toute cette histoire de souffrances nécessaires à la réparation.

Il y a là, je crois, quelque chose de grave et de très important. L’Occident a eu tendance a oublier l’ouverture sur la déification. Cette possibilité existe pourtant. En Christ s’ouvre l’ère du Saint-Esprit. Son but est de transformer l’homme, de le pénétrer totalement par la lumière divine, de le transfigurer et de l’aider à devenir un homme qui va transfigurer le monde.

N. C. : Il y a quelque chose de très émouvant à vous entendre dire : « En tant que croyant orthodoxe, je crois à la résurrection de la chair ».

O. C. : C’est le credo des apôtres. Qu’est-ce qu’une personne, sinon un visage donné à la matière du monde ? Je pense que viendra un moment où l’Esprit soufflera si fort que toutes les haines, les bêtises, les séparations, les cruautés seront balayées et le monde apparaîtra transfiguré. Chacun de nous s’inscrira dans cette matière du monde transfiguré, et ce sera la résurrection de la chair – chaque personne, dans ce qu’elle a d’unique, assumant le monde transfiguré. Nous avons un pressentiment de cela dans ce que disent les Évangiles, d’une manière balbutiante, sur la condition du Christ entre sa résurrection et son ascension. Quand il échappe aux modalités du temps et de l’espace déchus, qui séparent et isolent. Il est, par exemple, présent dans plusieurs endroits à la fois.

N. C. : Ce qui fait entrer en scène « le corps de gloire » ?

O. C. : Le corps de gloire et le corps de résurrection sont une seule et même chose. La « personne » puise dans le monde glorifié un corps de gloire. Et c’est le monde glorifié qui sera son corps de gloire.

N. C. : Dans cette personne, qu’est-ce qui est éternel ? Le corps, l’âme ou l’esprit ?

O. C. : Ils sont tous les trois appelés à l’éternité par la médiation de la personne en Dieu et à travers le cosmos transfiguré. Tout sera transfiguré, notre corps et notre intelligence. Évidemment, on ne peut exprimer cela qu’au travers de petits récits ayant l’air naïf, sinon idiot. Je pense par exemple à un très beau passage de Mereskovski dans un de ses livres. Il parle d’un vieil homme qui dit : « Pour moi, le royaume de Dieu, c’est très simple. J’aimais beaucoup ma femme, alors je pense qu’elle sera là et tout sera comme c’était dans les moments les plus beaux. Et il n’y aura pas de mort, pas de séparation. Voilà. » C’est ce que nous pressentons tous dans certains moments de joie et de plénitude. Mais ils s’effacent et finalement vient la mort. Imaginez que ces instants ne s’effacent pas, qu’il n’y ait plus de mort !

N. C. : Vous pensez à tous ceux qui nous ont quittés ?

O. C. : Ils sont toujours vivants. Je pense que la personne échappe à la mort et qu’en elle tout s’inscrit et tout s’inscrira.

N. C. : Borges disait dans une conférence sur l’immortalité : « Je ne voudrais surtout pas m’appeler Borges dans l’Au-delà » !

O. C. : On s’en doute. Il ne sera pas appelé Borges. Ce n’est pas notre nom de famille qui compte. Quand on communie dans une église orthodoxe, le prêtre vous demande votre prénom et il dit : « Le serviteur Untel communie. »

Dieu est communication

Bon l’idée est lancé. Tout le monde parle toujours de Dieu est communion, Dieu est relation, mais personne ne parle de Dieu est communication. Pourtant il n’y a pas de communication sans relation, ni de communion.

“‘Communiquer’ et ‘communication’ apparaissent dans la langue française dans la seconde moitié du XIVe siècle. Le sens de base, "participer à”, est encore très proche du latin communicare (mettre en commun, être en relation). Cette “mise en commun” comprend même apparemment l’union des corps entre époux. Communier et communion sont des termes plus ancien (XIIe siècle), mais également issus de communicare. Plus tard, le mot communication prend aussi le sens de partager. Au 18e siècle avec l’essor des transport, le mot commence aussi à désigner les voies de communication.

Rappelons-nous ce qu’un George Bateson dit dans “La nouvelle communication” : “on ne peut pas ne pas communiquer”. Par là, il veut dire qu’on ne peut pas ne pas être en relation aves les autres, et donc un ne peut pas ne pas vivre une communion avec les autres. Evidemment la relation et donc la communion ont des degrés très divers selon les circonstances.

Maintenant revenons à Dieu. Dans notre époque où la communication par les média est si important, dans un monde où nous ne pouvons plus vivre sans communication, dans un monde où le silence est devenu l’opposé de la communication (à tort !), redéfinir la communication comme inhérent à Dieu, peut nous permettre de retrouver des bases de la communication, et peut nous permettre de jeter une lumière sur Dieu qui nous avons trop peu compris.

Si on se rend compte que Dieu est parole, pourquoi ne pas dire qu’il est communication. Le ‘est’ est pris ici au sens fort de Celui qui dit “Je SUIS le chemin, la vérité, et la vie”.

Le communication est aussi lié au mot “Communiquer”. Quand à l’eucharistie nous participons au corps du Christ, nous communions avec le Christ, nous communiquons avec le Christ. ‘Vivre en communion’ veut dire ‘communiquer’.

Si le livre pourrait sortir avant mes 50 ans, voilà l’objectif.

Daniel Duigou

Journaliste et psychologue clinicien, Daniel Duigou a été ordonné prêtre à 51 ans. Il partage son temps entre une rédaction en chef à France 5, les services d’infectiologie et des soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse, et le diocèse d’Amiens. Consultant à RMC pour les questions religieuses, il est l’auteur de Psychanalyse des miracles du Christ (Presses de la Renaissance, 2003) et de Journaliste, psy et prêtre (Presses de la Renaissance, 2005).