Copie d’une article de La Croix du 25 aout 2014 : Le défi spirituel de la postmodernité

Article partagé depuis l’application La Croix sur iPad (disponible sur l’AppStore).

Le défi spirituel de la postmodernité

Daniel Duigou
Jésus est dans la région de Césarée de Philippe. Autrement dit, au bout du monde, à l’extrême nord de son pays près du mont Hermon, à l’opposé de Jérusalem. À la frontière d’un autre pays, d’un autre monde.

Mais nous aussi, dans ce XXIe siècle, nous sommes à la frontière entre une civilisation et une autre. Et pas n’importe laquelle. Ce changement de civilisation remet radicalement en question l’identité de l’homme, au point que des philosophes et des sociologues, des psychanalystes et des généticiens, se demandent si l’humanité telle que nous l’avons jusqu’ici définie existe encore. Si, demain, il y aura toujours un « je » qui parle. La science dans ses applications possibles entraîne dès maintenant une déconstruction des repères fondamentaux qui servaient hier à dire la vie, de la naissance à la mort. Les mots comme « mère » ou « père » signant jusqu’ici l’origine d’un être humain ne peuvent plus désigner les nouveaux processus de la conception d’un individu dans les éprouvettes des laboratoires. La recherche progresse si rapidement que de nouveaux prophètes annoncent pour bientôt la mort de la mort, alimentant ainsi les fantasmes de toute-puissance dans un monde sans limites pour un homme sans gravité. Alors qu’aujourd’hui les politiques n’ont pour seul horizon que les prochaines élections, demain, la connexion entre les nouvelles applications de la science, les impératifs de performance et de rentabilité de l’économie ultralibérale et les virtualités du réseau Internet via le numérique feront exploser le genre humain. Ce n’est évidemment pas la science qui est en cause, mais son utilisation sans bornes qui conduit à une nouvelle et tragique dictature mondiale. Nous sommes, affirment des scientifiques, au bord de l’abîme.

C’est donc à nous, hommes et femmes du XXIe siècle confrontés à un changement radical de perspectives de civilisation, que Jésus s’adresse en nous demandant : « Pour vous, qui suis-je ? » Cette question n’est pas banale ; elle révèle la très grande modernité de la pensée de Jésus en ouvrant un nouveau paradigme pour l’homme et son avenir.

En posant cette question, Jésus propose à ses disciples cette autre interrogation : « Pour vous, qu’est-ce qu’être homme ? Quel est son devenir ? » Il libère ainsi l’individu d’un prêt-à-penser en l’autorisant à penser par lui-même, à penser différemment que la foule, à accepter sa subjectivité et sa singularité pour inventer son destin dans son désir d’homme, celui d’être homme, vraiment homme (en tant qu’homme ou femme). Il lève ainsi la culpabilité d’être un dans sa différence, se détachant des autres jusqu’à éventuellement s’opposer à eux et affirmant sa manière d’imaginer la suite de son histoire. Jésus rend donc l’homme responsable du sens de sa vie.

Mais Jésus révèle par là même qui est Dieu et qui est l’homme. En invitant l’homme à assumer sa liberté à travers des choix, à la défendre et à l’utiliser pour construire son bonheur, à participer à la création pour le plaisir d’inventer le sens, il dit l’amour de Dieu sans limite et sa confiance en l’homme. Sa Parole révélant le don de Dieu met l’homme debout, lui permettant de dépasser ses conflits internes et ses contradictions, ses peurs et ses haines, pour qu’à son tour, en lui et à travers son projet, le désir de vie l’emporte sur celui de la mort. En communiquant l’amour de Dieu qu’il nomme Père, Jésus permet donc aussi à l’homme d’aller jusqu’au bout de sa responsabilité dans un acte de reconnaissance du don de Dieu.

Enfin, Jésus, en donnant la parole à Pierre et en accueillant sa réponse, met son interlocuteur dans une position active et non passive, participative et non soumise. L’Église est ainsi envoyée dans le monde pour prendre la parole et dire Dieu à tous les hommes et à toutes les femmes selon la réalité de leur vie, dans la langue de leur temps. Jésus missionne l’Église pour engager au cœur de la société le débat sur la vie et l’avenir de l’homme ; elle est la pierre angulaire dans un dialogue nécessaire et vital.

Aujourd’hui, dans cette phase de désymbolisation de la pensée dans laquelle est plongé le XXIe siècle, l’Église doit interpeller la société pour qu’elle invente de nouveaux repères pour vivre la vie et non la détruire, pour resituer l’homme au centre de cette vie et non le nier, pour inventer le sens de l’humain dans la nouvelle configuration que rend possible la science et, ainsi, réenchanter le monde. Encore une fois, il ne s’agit pas de refuser le progrès, mais, au contraire, de s’en servir pour améliorer le sort de l’homme dans son humanité. Le chantier est donc immense, à la mesure du danger. Sans la foi en ce Dieu d’amour que nous révèle le Christ au cœur de l’histoire, l’homme se perdra lui-même. Comme le disait déjà Péguy (1), le risque de son autodestruction est réel ; il en a désormais les moyens et, peut-être, inconsciemment, l’envie, dans un délire de toute-puissance, in fine. Plus que jamais, il s’agit d’être, de par notre baptême, des fils de Dieu.

La Croix

Posted in Non classé.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *